Pratiques de la gymnastique holistique et de la danse contemporaine. Regards croisés.
par Claudia DAMASIO, danseuse contemporaine et spécialiste en Analyse Fonctionnelle du Corps dans le Mouvement Dansé (AFCMD) ; formatrice en pédagogie de la danse et praticienne certifiée en Gymnastique Holistique selon la méthode du Dr Lily Ehrenfried.
La pratique somatique de la gymnastique holistique et la pratique artistique de la danse contemporaine sont très différentes, par leurs buts et les contextes où elles se développent. Mais, si l’on souhaite les rapprocher, quel dialogue peut-il se tisser entre elles et, éventuellement, quels peuvent être leurs points de convergence ? Dans quelle mesure la pratique de la gymnastique holistique peut-elle enrichir la pratique de la danse ? Inversement, comment un certain état artistique, créatif et expressif trouve-t-il sa place au sein même de la gymnastique holistique, mettant en valeur quelques uns de ses aspects fondateurs ?
C’est en portant un double point de vue, celui de praticienne en gymnastique holistique et de danseuse et professeur de danse contemporaine, que je tente de répondre constamment à ces questions. Comment puis-je disposer des savoirs issus de la pratique de la gymnastique holistique ? De quelle façon sont-ils déjà à l’œuvre, présents et actifs dans mes cours de danse contemporaine ? Inversement, qu’y a-t-il du domaine de la danse dans mes séances de gymnastique holistique ?
Il est important de souligner que même si je me réfère ici à ma pratique de la danse contemporaine, je crois que ce dialogue peut aussi s’établir avec d’autres styles de danse.
Un lien possible : la présence et l’usage des objets
Une des caractéristiques du travail de la gymnastique holistique est de se servir d’une large diversité d’objets, d’un ensemble d’outils, pour, par exemple, parvenir à un équilibre tonique plus juste et développer ainsi une bonne perception des appuis de notre corps, dans les situations diverses, en repos ou en mouvement, allongé, assis ou debout.
En pratiquant cette méthode depuis tant d’années, j’ai toujours été joyeusement étonnée par la présence et par le rôle de ces objets dans les séances. C’est clairement une des dimensions originales, créatives, et même surprenantes de notre méthode qui m’a touchée depuis mes débuts.
Tous ces objets si distincts et variés – bâtons, balles de toutes sortes, briques, sacs de marrons, bouchons de champagne – pour ne citer que quelques-uns, sont en fait des outils à la fois moteurs et sensoriels. Ils permettent une éducation sensorielle – plus de poids, moins de poids, la texture, la température – leur présence aidant à construire une meilleure représentation de soi, des territoires, des matières et des espaces du corps.
D’autre part, ils permettent d’organiser le geste, de lui donner un poids, un ancrage et un sens spatial. Bref, ces objets sont un véritable support pour des nouveaux schémas d’intégration tant moteurs que perceptifs. Ils mettent en lumière des zones moins connues de nous-mêmes par le ressenti et par le toucher ; et ils peuvent aussi matérialiser le déroulement, l’espace et l’intention d’un geste.
Or, tous ces aspects peuvent faire écho au travail du danseur.
Et particulièrement au long processus d’en devenir un.
Il serait donc possible d’articuler l’enseignement de la danse contemporaine – à savoir l’apprentissage de nouveaux gestes et coordinations – et la pratique de la gymnastique holistique, en gardant comme point commun la présence et l’utilisation d’objets.
Bien sûr, il s’agit d’un aspect particulier, parmi tous ceux qui pourraient se tisser entre ces deux pratiques. C’est cet aspect lié à la présence et à l’exploration de l’objet que j’ai choisi de développer ici, en m’appuyant sur les principes de la gymnastique holistique sans la dénaturer, mais en amplifiant ses espaces d’exploration.
L’improvisation dansée
Comme je l’ai déjà dit, les objets permettent de souligner, d’éveiller, de créer ou de
« recréer » une présence pour les régions du corps et de les relier.
Nous expérimentons ces objets pratiquement à chaque séance de gymnastique holistique. A cela s’ajoute le fait que les mouvements sont transmis par une description verbale, non démonstrative, la plus précise possible, dans une perspective pédagogique qui privilégie l’attitude d’exploration plutôt que la répétition mécanique.
Dans le contexte de la danse contemporaine l’improvisation est un des aspects essentiels de la formation du danseur. Ancrée sur la notion d’imprévu et de présent, elle peut se faire, par exemple, à partir d’une musique, d’une notion, d’un mot, ou encore à partir d’un objet.
Le travail d’improvisation permet de faire apparaître des qualités particulières de présence et de mouvement, jouant sur les variations de tonicité du danseur, sans parler de son autonomie, de sa créativité, et de son apprentissage de « l’écoute » des autres danseurs. Ce temps fort et essentiel de l’improvisation peut s’enrichir par l’exploration d’un objet, qui devient alors un véritable partenaire de danse.
« L’arrivée » d’un objet ouvre non seulement un espace de liberté et d’invention infini, mais incite en plus à la découverte d’organisations gestuelles nouvelles, peu habituelles, qui pourront se préciser et se consolider par la suite.
Comme lors d’un duo avec un danseur partenaire, Il va falloir apprendre à écouter cet objet. Que peut-il alors résulter de cette rencontre danseur-objet?
Tout au long de l’exploration, par une intégration progressive des propriétés de cet objet – caractéristiques formelles, comportement cinétique, matière, texture, consistance – un accord tonique, un ajustement postural s’organise.
Pour illustrer un possible dialogue entre ces deux pratiques, je partagerai avec vous quelques pistes que j’ai pu parcourir et développer tout au long de mon travail en studio, en tant que professeur en danse et aussi en tant qu’analyste du mouvement dansé[1], afin d’établir ce dialogue.
Je partirai d’un mouvement spécifique du répertoire de la gymnastique holistique, que je déclinerai en improvisations dansées.
Les exemples décrits ici sont le fruit d’une pratique construite au fil du temps. Ils ont été nourris par un échange fertile avec quelques collègues proches, rencontrés au long de mon parcours professionnel, et eux aussi acteurs de cette construction.
D’un mouvement à l’autre, quelques exemples :
Nos pieds, des organes “sensibles”
Allongés – jambes fléchis, pieds et dos présents au sol, talons alignés aux ischions – nous plaçons une balle en mousse de taille moyenne sous la plante d’un pied.
A l’écoute de la respiration, l’action est de promener la balle sous la plante du pied. Elle doit rester ronde, en « volume » on ne l’écrase pas. Un peu comme si on peignait chaque recoin de la plante du pied. Les différents récepteurs sensoriels (ceux qui nous informent sur la pression, la texture, la température, la consistance de quelque chose) sont sollicités, tout le pied est stimulé et ses parties différenciées.
L’exploration se prolonge par des pliés – dépliés de la jambe mobile, associés aux rotations internes et externes. Nous sommes dans un travail qui relie la stabilité du dos à la mobilité de la hanche, en lien avec les pieds et toutes ses parties, stimulant également sa mobilité articulaire.
Comme nous le savons, le réveil proprioceptif de la plante des pieds, associé à l’élasticité des voûtes plantaires et à la disponibilité des chevilles, donne accès à des bons appuis, indispensables à l’organisation de la verticalité debout. Plus les pieds et les chevilles seront éveillés, capables d’adaptation en fonction du «terrain», plus la colonne vertébrale sera, à la fois, solide et souple, perméable aux ajustements posturaux qui assurent l’équilibre, processus essentiel en danse.
Une fois debout, nous reprenons cette balle et, comme précédemment, nous la faisons se déplacer, toujours sans l’écraser. Nous explorons un mouvement particulier, celui de l’extension de la cheville, comme lors d’un dégagé, à travers un rouler par allers-retours de la balle, du talon vers les orteils. Il s’agit de travailler les transferts de poids de deux pieds à un pied et de différencier le travail de la jambe d’appui du travail de la jambe mobile. Au niveau du pied – cheville, nous travaillons le « dérouler du pied» en l’associant toujours à la tactilité de la plante des pieds.
Enfin, sans la balle, mais avec la trace qu’elle peut nous laisser, nous partons explorer des déplacements dans l’espace, par des pliés – dégagés, toujours en valorisant le rapport entre les pieds et le sol. Ensuite, la jambe en l’air, nous explorons des développés où la cheville, le pied, les coussinets, les orteils, comme des « antennes sensorielles », sont bien déliés et guident les tracés de la jambe, cette fois, non pas sur le sol, mais sur l’air.
Allers dans l’espace, l’équilibre-déséquilibre
Nous partons d’un mouvement de gymnastique holistique où, allongés sur le dos, pieds bien appuyés au sol, les bras à la verticale[2] se font longs, les omoplates quittent le sol, puis y retournent, à l’écoute du mouvement respiratoire. Nous pouvons percevoir la mise en mouvement des côtes et du sternum, répondant au mouvement des bras.
Ce mouvement peut se faire avec une baguette entre les mains. Dans les deux cas, il s’agit d’un geste « d’aller vers » et de laisser agir la gravité au moment du retour au sol. Nous partons donc de la différenciation proprioceptive entre ces deux situations : omoplate au sol / omoplate soulevée du sol, et du mouvement qui permet de passer d’une situation et à l’autre. Et de la perception d’un sternum mobile, tout comme la colonne vertébrale, notamment les zones dorsale et cervicale.
Nous continuons à explorer ce même mouvement, cette fois debout, afin d’investir l’espace. Le rapport à la gravité n’est donc plus le même. Mais le mouvement d’aller vers, toujours initié par le glissement de l’omoplate sur le gril costal, amènera au déploiement des bras dans l’espace.
Le centre de gravité du haut du corps, relié à la 4° vertèbre dorsale (donc au sternum), est actif au cœur de cette « rentrée dans l’espace ». Ici, le geste d’aller vers est à l’origine d’un déplacement particulier, marqué par des alternances entre équilibre et déséquilibre par le haut du corps. Au lieu de bouger le bâton, nous pouvons imaginer que c’est le bâton qui nous fait bouger. Pour concrétiser cette inversion de rôle bougeur-bougé, l’exploration pourra se faire en duos, avec un partenaire qui tire le bâton vers l’avant, invitant l’autre à se déplacer.
Bâton et verticalité
Cette fois nous utiliserons un bâton plus long, plus épais aussi. Il sera employé pour un travail de réveil de la tonicité des muscles toniques du dos, les para-vertébraux profonds, qui sont plus étroitement en charge de notre équilibre et de la modulation fine de notre posture.
En position allongée, genoux pliés, pieds au sol alignés aux hanches, le bâton, placé sous la gouttière spino-costale, longera un des côtés de la colonne vertébrale. Dans un premier temps, il s’agira simplement de laisser faire la respiration. Aussitôt, nous entrons en contact avec des zones assez différentes, plus ou moins accessibles, plus ou moins sensibles, parfois douloureuses selon les étages. Ce travail a des effets multiples, assez profonds, influant sur la respiration, sur la façon dont nos pieds se posent au sol, et d’une façon plus directe, modifiant les espaces articulaires entres les vertèbres, ce qui va permettre à cette colonne de s’auto-grandir, c’est à dire, de se grandir d’elle-même.
Une fois debout, nous prenons le temps d’apprécier tous les changements.
Ensuite, le bâton est tenu par une seule main et sera toujours à l’aplomb, pendulaire, faisant écho à la verticalité mouvante et dansante de celui qui le tient. Un duo danseur – bâton s’installe.
Dans un deuxième temps, nous pourrons aller explorer les axes obliques et les retours à la verticale, cette fois en le « plantant » au sol. Une danse où le bâton s’incline, quitte son axe. Le danseur l’accompagne, lui répond, créant un dialogue entre son poids et celui du bâton.
Cette proposition peut se décliner en duos, en trios : 2 ou 3 personnes avec un seul bâton.
Réveil des bras en partant de la main
Pour cette proposition, analogue à la proposition autour des pieds, plusieurs propositions issues du répertoire de la gymnastique holistique sont possibles. Comme celle qui commence avec un bras au long du corps (nous sommes allongés sur le dos, jambes fléchies, pieds appuyés au sol) où il s’agit de faire rouler la balle au loin et la rattraper dans la voûte de la main ; l’action mobilise l’omoplate, tout en permettant un bon ajustement de celle-ci par un étirement délicat et fin pour les muscles coapteurs de l’épaule.
Ou encore celle où, toujours dans la même position de départ, une balle dans la paume de la main, le bras se lève vers le plafond, la main est tournée en pronation, puis le coude se plie, la balle est amenée à se poser juste au dessus de l’épaule homolatérale, le coude restant à la verticale. Le mouvement demandé sera celui de la prono-supination de l’avant bras, la main en appui sur la balle au sol. Cette proposition, du fait qu’elle travaille la détente de la membrane inter-osseuse reliant les deux os de l’avant-bras, améliore la mobilité et la sensibilité tactile de la main.
Ensuite, nous pourrons prendre aisément une position assise de départ, pour une exploration libre de cette balle. On la prend entre les deux mains, on la presse pour sentir sa consistance. Avec une main, on la fait rouler au sol, autour de soi, dans toutes les directions possibles. On l’éloigne, on la rapproche, toujours en passant d’une main à l’autre, on la fait rouler avec le bord cubital jusqu’au petit doigt, puis avec toute la paume, jusqu’au poignet.
Ces actions nous amènent petit à petit à prendre d’autres postures, à trouver des nouveaux points de départ, nous invitant à explorer toute une gamme de possibilités dans les passages de l’assis à l’allongé, dans une danse qui évolue proche du sol.
Les mêmes actions, cette fois les yeux fermés, nous rendent autrement attentifs au mouvement, au touché, à la consistance, aux mouvements de cette balle.
Une fois debout, on la fait rouler sur le corps, elle monte et descend, nous trouvons des nouveaux chemins, proches ou éloignés du sol.
Au moment suivant, la balle s’éloigne du corps pour dessiner des trajets dans l’espace. Nous la passons d’une main à l’autre, tout en nous déplaçant dans l’espace. Nous croisons d’autres danseurs, nous nous regardons, nous pouvons réagir à leurs mouvements, les suivre…
Des duos s’organisent : deux danseurs avec deux balles. Plusieurs possibilités apparaissant, comme glisser – rouler la balle sur le corps de l’autre, s’échanger les balles, les relayer d’une main à l’autre, ou encore suivre les mouvements du partenaire à tour de rôle.
Nous revenons à l’improvisation, cette fois avec une seule balle pour deux danseurs.
A la fin, nous posons la balle et nous nous déposons au sol.
Dans la conduite de ce travail, nous chercherons à toujours relier les mains à l’omoplate, la voûte de la main se reliant à la « sphère » de l’épaule. Le changement de la tonicité des mains se répercutera sur l’ensemble du bras, jusqu’à l’épaule. Tout le geste traverse le dos, le bassin, pour arriver aux pieds. Le geste devient plus « respiré », spacieux, non mécanique.
Il sera toujours stimulant de constater comment la gymnastique holistique peut assumer plusieurs formes et se déployer dans des contextes si différents. Évidemment dans le cabinet thérapeutique bien adapté pour sa pratique, mais aussi dans les salles de danse, auprès de danseurs, des musiciens, ou dans d’autres contextes encore, dont elle pourra d’ailleurs s’imprégner.
En ce qui concerne l’emploi d’objets, il sera toujours possible d’en introduire de nouveaux, comme par exemple des tissus, des cuillères en bois, des galets ou autres ; tout dépendra de ce que l’on veut mettre en valeur.
Quant au travail lié à la présence d’un objet, j‘ai essayé ici de développer un lien possible parmi tant d’autres qui peuvent se tisser entre l’usage d’objets et l’invention avec les objets.
Claudia Damasio ©
[1] Dans la lignée des méthodes somatiques, l’Analyse Fonctionnelle du Corps dans le Mouvement Dansé (AFCMD), est une discipline constituée à partir des années 1990. Elle est dans un premier moment intégrée à la formation pédagogique du diplôme d’état de professeur de danse, puis à la formation des danseurs dans certaines écoles supérieures de danse. Pour plus d’informations visiter le site www.afcmd.com
[2] En référence à la verticale gravitaire.
Remerciements :
Je remercie particulièrement Anne France Bienassis, Silvia Soter et Stephane de Langenhagen pour leur lecture attentive et pour l’échange précieux que j’ai pu avoir avec eux.
Photos : ©Claudia Damasio :
Photo n°1 : Ecole de Danse de la Maré, Rio de Janeiro, 2017
Photos 2 et 3 : Stage « Education Somatique et Danse » Joinville, Brésil, 2017.
Quelques pistes, pour aller plus loin :
GINDLER Elsa – La gymnastique de l’homme qui travaille, Cahier 7-8 de l’AEDE. 1991.
LOUPPE Laurence – Poétique de la danse contemporaine, Contredanse, Bruxelles, 1997
ROUQUET Odile – La tête aux pieds, Recherche en Mouvement, Paris, 1991
Éditions « Nouvelles de danse » – épuisées mais téléchargeables sur le site http://www.contredanse.org
» L’intelligence du corps » in : Nouvelles de danse n° 28, vol I, Bruxelles, Contredanse, 1996
» L’intelligence du corps » in : Nouvelles de danse n° 29, vol II, Bruxelles, Contredanse, 1996
« Incorporer » in Nouvelles de danse n° 46-47, Bruxelles, Contredanse, 2001
DVDs :
SOTER Silvia – « Corpo Aceso : Experiências em educação somática para bailarinos e não bailarinos», Rio de Janeiro, 2014 ?
ROUQUET Odile et Rebois, Marie Hélène – « Le geste créateur » réalisé par Marie Hélène Rebois sur le travail d’Odile Rouquet –CNSMDP juin 2004
GREENE, Lila –“Somatics approaches to movement”, Pantin, Recherche en Mouvement, 2009.